Compte rendu de la conférence organisée par la Chaire Économie de défense :
« RECHERCHE, INNOVATION ET DÉFENSE »
le 20 mars 2019 à l’Assemblée nationale
Après un mot d’accueil de Didier Baichère (Député des Yvelines, membre de la Commission de la Défense nationale et des Forces armées) et d’Olivier Martin (président du comité de pilotage de la Chaire Economie de défense), Emmanuel Chiva introduit la conférence. Après avoir souligné l’évolution des acteurs de l’environnement constituant l’innovation de défense, Emmanuel Chiva rappelle la nécessité d’innover et le caractère central de l’innovation dans la politique de défense en France. Il décrit également le contexte de création de l’Agence de l’Innovation de Défense (AID) et la nécessité de créer un écosystème favorable à l’émergence de l’innovation de Défense allant des start-ups, aux PME et grandes entreprises, des laboratoires de recherche aux industriels, du civil au militaire. Emmanuel Chiva conclut son intervention en soulignant que l’innovation est un processus risqué et qu’il faut modifier la culture de la maîtrise du risque.
TABLE RONDE 1 : COMMENT FAIRE ÉMERGER EFFICACEMENT L’INNOVATION ?
La première table ronde, sur le thème de « Comment faire émerger efficacement l’innovation ? » est animée par Jean Belin, titulaire de la Chaire Économie de Défense avec la participation de l’IGA François Mestre (Direction Générale de l’Armement), Stéphane Cueille (Safran & CIDEF), François Chopard (Starburst), Emmanuel Sabonnadière (Commissariat à l’Energie Atomique).
Jean Belin met avant les modifications du système d’innovation constatées depuis les années 80. Des années 50 aux années 80, l’Etat et la Défense maîtrisaient en grande partie le système d’innovation (part du financement, structure industrielle plus légère, processus d’innovation simples). Depuis les années 1980, le passage à une économie de la connaissance a conduit à une transformation des acteurs et des processus de financement de la recherche avec davantage de R&D « civile » et une plus grande prévalence des entreprises. Cette table ronde met en évidence les modifications du système d’innovation et l’adaptation du domaine de la défense : ouverture dans le domaine du civil, nouvelles méthodes de coopération et de coordination ou encore nouvelles pratiques de financement.
L’IGA François Mestre explique comment la DGA voit l’innovation dans la BITD. L’industrie de défense est avant tout une capacité militaire. La BITD est ensuite un écosystème complet pour satisfaire le besoin exprimé par les Armées. Elle se compose d’organismes publics, de laboratoire et d’entreprises avec quelques grands maîtres d’œuvre et un vaste tissu de sous-traitants. Cette organisation n’est pas le fruit du hasard mais le fruit d’une politique d’investissements continus.
François Mestre présente la vision de l’innovation pour la DGA. Il rappelle que la DGA est constituée majoritairement d’ingénieurs et de techniciens. L’innovation doit permettre l’avantage technologique qui est un différenciant opérationnel mais aussi dans la compétition internationale. La DGA voit également l’innovation dans la BITD comme un enjeu économique. Comme la taille du marché domestique n’est pas suffisante pour entretenir une BITD complète, l’accès à d’autres marchés est indispensable pour maintenir dans la durée notre outil industriel. L’innovation prescrite reste indispensable dans des secteurs où la taille du marché accessible ne permet pas d’amortir les investissements associés.
Stéphane Cueille explique comment s’organisent les grands maitres d’œuvre de Défense pour faire émerger l’innovation et pour la rendre plus efficace. Globalement les grands maîtres d’œuvre s’organisent autour de 4 piliers. Le premier pilier est la connaissance de la valeur créée pour l’usager. Le second pilier est constitué par la connexion avec l’écosystème de l’innovation. Le troisième pilier est le passage à l’action. Enfin le quatrième pilier est de développer des fondamentaux technologiques.
Les liens avec d’éventuels partenaires externes sont à la fois structurés mais aussi affaire d’opportunité. Il convient de développer une culture d’ouverture vers l’extérieur qui permet de saisir les opportunités. Les grands maîtres d’œuvre disposent de conseils scientifiques et de partenariats scientifiques, en particulier avec les start-up. Une des difficultés est de s’adapter au cycle, souvent long, de l’innovation dans les technologies de défense. Il convient en effet de capter les technologies à cycle court et les ruptures, puis de les incorporer rapidement. Il faut donc mettre en place des méthodes agiles et développer davantage l’innovation par les usages, tout en s’assurant de la viabilité des projets.
François Chopard commence par présenter les objectifs et le fonctionnement d’un incubateur / accélérateur de startups. Starburst est un incubateur entièrement dédié aux startups du secteur aéronautique, défense et spatial. C’est un acteur global (Paris, Munich, Montréal Los-Angeles, San Francisco et Singapour). Le rôle d’un incubateur est de faire émerger des start-up et les aider à grandir au niveau de la stratégie et des financements. Starburst agit entre la phase d’amorçage et la phase qui consiste à montrer le potentiel de marché.
François Chopard rappelle le modèle des start-up et du venture capital (capital risque). Il faut s’inspirer des grands principes. Tout d’abord la mise en place de jalons permet de vérifier que les objectifs sont atteints et que le projet peut continuer. Ensuite, il faut accepter un taux d’échec important, sur 10 projets 7 seront surement arrêtés. Il faut également accepter la concurrence et inclure dans les 10 projets des projets concurrents. Enfin il faut trouver des financements.
Afin d’inciter les start-up à s’investir dans la défense, la question des financements est majeure. Les américains et le français ont des budgets de défense très différents. Le programme Small Business Innovation Research (SBIR) du DOD attribue 3% de l’argent donné aux grands groupes aux PME. Nous assistons également à un changement de paradigme puisque les venture capitalists américains n’ont plus confiance dans le Pentagone pour développer les armes du futur et investissent dans ce domaine avec des chances de voir émerger dans les 20 prochaines années des géants du spatial et de la défense.
Emmanuel Sabonnadière explique comment développer la synergie entre l’innovation civile et l’innovation militaire avec l’exemple du LETI. Le CEA-LETI est un outil créé par le général de Gaulle pour suivre et anticiper les mouvements dans la micro-électronique. Le LETI n’est pas dans une optique commerciale ce qui lui permet d’être toujours au plus haut niveau technologique. Le LETI travaille avec le secteur de la défense depuis longtemps et fait le lien entre partenaires académiques, industriels et DGA.
Plusieurs innovations de défense ont eu des applications civiles notamment dans le domaine des capteurs. La France est en pointe sur certaines technologies, comme l’infra-rouge mais nous ne créons pas forcément de start-up de peur que le savoir soit dilué et capté. Au LETI, 2000 chercheurs assurent le socle de transfert technologie et des liens avec de nombreuses entreprises y compris les GAFAM sont noués.
Les innovations civiles peuvent également servir les besoins militaires. Par exemple, le plan nano 2022 est un plan civil qui permet de lancer « l’intelligence artificielle embarquée ». L’électronique représente déjà 12% de la valeur ajoutée d’un véhicule et en représentera 37% à l’horizon 2027-2030. En Europe, nous avons de quoi faire la différence au niveau technologique avec le reste du monde.
Intervention de Pierre Delsaux
Pierre Delsaux rappelle la nécessité de relever les défis d’une construction de l’Europe de la Défense. Il souligne une inefficacité dans l’allocation des ressources budgétaires due à cette « non-Europe de la défense » et souligne la nécessité d’une coopération au niveau européen, notamment dans les activités de R&D. Afin de favoriser cette coopération la Commission européenne a mis en place deux instruments de politique en cours d’expérimentation. Le premier, l’action préparatoire pour la recherche (dont la phase test se finit en fin d’année) permet de financer des projets de coopération (au moins 3 pays européens doivent être représentés) en termes de recherche en défense. Le second instrument, le fonds de développement, quant à lui s’est vu attribué un budget de 500 Millions d’euros pour deux ans permettant ainsi le développement de projets communs à plusieurs états membres de l’Union Européenne dans le domaine de la défense. Ces deux volets ont pour but de créer un effet de levier sur le développement et l’émergence de projets européens afin de permettre et de renforcer la coopération entre Etats membre de l’union Européenne.
TABLE RONDE 2 : COMMENT UTILISER EFFICACEMENT L’INNOVATION DANS LE SYSTÈME DE DÉFENSE
La deuxième table ronde, sur le thème de « Comment utiliser efficacement l’innovation dans le système défense ? » est animée par Valérie Mérindol, professeure à Paris Business School avec la participation du général Philippe Hirtzig (Etat-major des armées), de l’IGA François Pintart (Direction générale de l’armement), Eric Papin (Naval Group) et Dominique Levent (Groupe Renault).
Valérie Mérindol introduit la table ronde en rappelant les trois grands défis majeurs pour les grandes entreprises de la défense pour qu’elles restent leader dans leur domaine. Ces trois défis sont liés et doivent être pensés de façon systémique. Premièrement, la manière de gérer les projets a beaucoup évolué. Il faut aujourd’hui penser l’innovation en interaction avec les usagers et travailler avec les acteurs qui ont du talent et sont complémentaire en s’écartant parfois de la notion de filière. Deuxièmement, il faut être capable d’exploiter les innovations. Il faut inventer de nouveaux business models et être astucieux dans la façon d’exploiter les innovations. Troisièmement, il y a un défi lié à la transformation des entreprises. Il faut notamment changer la manière d’impliquer les salariés, ce qui nécessite parfois une transformation organisationnelle majeure.
Dans la défense, deux grands acteurs vont devoir se renouveler et évoluer pour travailler ensemble et relever ces défis. D’abord l’Etat via le ministère des armées en tant que client, financeur et régulateur. Ensuite, les grands industriels qui demeurent des acteurs fondamentaux dans l’architecture des grands programmes technologiques pour lesquels il faut réussir à maintenir innovation dans le temps long et très top down tout en intégrant rapidement des innovations davantage axées sur le court terme dans une approche plus bottom up.
Pour le général Philippe Hirtzig, l’innovation est le moyen de répondre au triptyque paix-crise-guerre. Il y a d’abord l’enjeu en temps de paix qui est un enjeu d’attractivité sociale et il faut aider les militaires à se projeter dans une organisation innovante et prospère, sans différence notable avec le secteur civil notamment. Le deuxième enjeu, en temps de crise, est celui de l’efficacité des soutiens et en particulier la logistique. C’est un gage de victoire et il faut développer des technologies permettant de régénérer le potentiel des matériels. Le troisième enjeu, en temps de guerre, est dans la domination de l’adversaire. Ce dernier innove et à accès plus facilement à certaines technologies.
Par ailleurs, l’innovation doit être résiliente en termes de réussite au combat. Il faut en outre adapter la technologie à la doctrine, à l’organisation, aux processus et aux savoir-faire pour assurer la domination opérationnelle. Il ne faut pas résumer l’innovation à la technologie et le facteur humain compte pour avoir un ascendant moral et technique sur l’adversaire. Enfin, les soldats innovent sur le terrain et ils doivent être intégrés dans les processus d’innovation. Il faut favoriser des expérimentations de terrain et développer une culture de l’innovation, ce qui nécessite, parfois, d’accepter l’échec.
L’IGA François Pintart rappelle le modèle d’acquisition français : dépenser au juste prix les deniers publics les matériels nécessaires aux armées dans un contexte de contraintes sur les ressources allouées à la défense. Cela a donné des résultats probants également un modèle d’innovation extrêmement rigide avec une grande aversion au risque et à l’échec. Avec la dernière instruction ministérielle pour les opérations d’armement (IMOA), on doit notamment permettre de surpasser cette aversion au risque et de réduire les temps de contractualisation.
Pour cela il faut, le plus en amont possible, faire dialoguer les acteurs pour mettre en place les stratégies d’acquisition et des démarches contractuelles adaptées à la finalité et éviter d’appliquer un modèle de gestion de l’innovation unique, tout en gardant un calendrier de livraison adapté. Il doit ensuite y avoir une relation Etat-Industrie la plus équilibrée possible : une perception commune du risque à prendre entre Etat et industriels, de façon à pouvoir sanctionner de façon équilibrée en cas d’échec dans l’innovation. Ceci se traduit concrètement dès aujourd’hui dans les projets Man Machine Teaming pour introduire l’intelligence artificielle dans le pilotage des avions de combats ou encore la prise en compte d’innovation incrémentale dans les équipements du programme Scorpion.
Éric Papin explique que, pour Naval Group, innover c’est transformer les idées nouvelles, dont certaines ayant un niveau de maturité assez faible, en performances qui remplissent les besoins de nos clients. La supériorité opérationnelle au combat est l’objectif premier. Aujourd’hui, la demande n’est plus figée dans le temps, mais évolue très vite et des modèles contractuels trop figés rendent alors difficile l’atteinte de l’objectif. Ensuite nous innovons aussi pour améliorer la compétitivité industrielle : réduction des coûts et des détails de production ou encore qualité plus élevée.
Plusieurs axes orientent aujourd’hui l’innovation au sein du groupe. Premièrement, les systèmes navals vont opérer de manière collective, il faut donc imaginer une force navale modulable avec des architectures système ouvertes. Deuxièmement, la force navale qui a l’avantage de détection a la capacité de décider plus vite que les autres. Troisièmement il faut maitrise sa consommation d’énergie et ses cycles de maintenance. Le caractère opérationnel nécessite un navire intelligent, avec un data center qui possède des capacités d’interconnexion entre les systèmes, tout en offrant de bonnes conditions de vie pour les marins. L’industriel intégrateur doit alors s’adapter à cette nouvelle donne en transformant sa façon de faire en particulier via l’open innovation, de manière à saisir toutes les opportunités offertes par les écosystèmes d’innovation.
Dominique Levent détaille comment le groupe Renault forme ses personnels à l’innovation. Historiquement, le groupe a traversé une très longue période de rigidification des processus d’innovation pour essayer de tendre vers des produits de façon impeccable. Ce faisant, on a divisé les métiers et on a perdu une solidarité collective concernant les projets dans leur ensemble. Restaurer les capacités créatives du groupe et notamment celle des employés est un préalable.
Il n’y a pas d’innovation sans de nouvelles connaissances à intégrer, ce qui nécessite de comprendre les enjeux, parfois en bousculant les mentalités en place. C’est un défi structurant chez Renault. Des formations à la carte sont données, en fonction des difficultés auxquelles un employé veut s’attaquer. Ensuite on connecte les personnes avec les bons experts, par exemple grâce à une place de marché de compétences, visant à faciliter ces mises en relations entre personnes. Pour les projets à fort enjeux, coacher les chefs de projet est nécessaire mais également un changement culturel au sein du groupe.
Auparavant nous avions un processus très séquentiel pour la recherche mais il conduit désormais à des obstacles difficilement franchissables. Ceci nécessite de restaurer de boucles courtes, en associant toutes parties prenantes autour d’une idée et ne pas hésiter à abandonner ou réorienter les projets.
ALLOCUTION DE CLÔTURE : FLOENCE PARLY MINISTRE DES ARMÉES
Florence Parly rappelle l’accélération des cycles d’innovation et la rapidité de leurs émergences dans la dernière décennie. L’imprévisibilité qui caractérise le contexte stratégique actuel nécessite de s’adapter aux nouvelles menaces comme cela était déjà affirmé dans la Revue Stratégique de 2017. De ce point de vue, l’innovation est vitale et nécessaire dans le maintien de la supériorité opérationnelle des armées françaises et souligne la mutation du rôle de l’Etat ainsi que la persistance de son engagement. Cet engagement se réalise par une politique nationale d’innovation en exploitant au maximum la dualité civile et militaire. Penser l’innovation de Défense et favoriser son émergence requiert un « écosystème d’innovation » dans lequel se croise académiques, industriels, PME, civils et militaires. Cet écosystème permet ainsi de discerner les besoins auquel l’innovation technologique viendra répondre.