Représentations de la défense et son budget chez les jeunes

Elisa Darriet, Chercheuse à la Chaire


Elisa Darriet a été recrutée au sein de la Chaire Économie de défense de février 2018 à aout 2019.

Elle est depuis maitre de conférences au CNAM et rattachée au laboratoire LIRSA.

Introduction

Cette étude analyse la représentation sociale de la défense et sa relation avec les allocations budgétaires des activités de défense chez les étudiants. L’auteure utilise un questionnaire afin de collecter les données.

Les résultats montrent que la représentation sociale de la défense se structure autour des notions : « d’armée », de « protection » et de « sécurité ». Ces notions font directement référence à la finalité des armées (cf. Ordonnance n°59-147, janv. 1959). De plus, dans le cadre d’une éventuelle augmentation du budget de la défense, les étudiants favoriseraient, en priorité, le poste budgétaire concernant l’innovation de défense (ayant des retombées civiles) à défaut de celui des opérations extérieures et de la dissuasion nucléaire (qui sont, pourtant, au centre de la stratégie de défense de la France selon le Livre blanc de 2013 et la Revue stratégique de 2017).

Cette étude apporte des éléments nouveaux sur l’analyse des relations entre opinions citoyennes (représentations) de la défense et soutien budgétaire. Opinions citoyennes qui pourraient s’avérer être une force non négligeable de soutien dans la construction d’une Europe de la défense.

Étude

Cette étude s’inscrit, d’une part, dans un contexte politique de réduction des déficits publics, et dans un contexte au niveau international, d’une volonté d’augmenter la contribution du budget de défense des pays de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord à hauteur de 2% du Produit Intérieur Brut (PIB) ; d’autre part dans un contexte social singulier : les attaques terroristes de 2015 ont eu un impact majeur sur l’opinion publique française.

Dans ces contextes socio-économiques spécifiques, il nous semble intéressant d’analyser la représentation sociale de la défense et sa relation avec les activités de défense au travers des allocations budgétaires (e.g. opérations extérieures – OPEX). Plus précisément, compte tenu de l’importance des enjeux de recrutement des armées auprès des jeunes, nous centrons notre analyse sur la représentation de la défense chez les étudiants. Cette recherche permet d’ouvrir de nouvelles perspectives dans l’analyse de l’opinion publique de la défense.

Eléments théoriques et démarche méthodologique

Nous faisons référence, en termes méthodologiques, à la théorie des représentations sociales. En tant que savoir social, les représentations sociales servent de base à l’interprétation de la réalité tout en servant de guide pour l’action. Afin de saisir l’organisation interne des éléments constitutifs de la représentation sociale de la défense nous utilisons la méthodologie de Vergès (1994) basée sur l’hypothèse du noyau central [1].

Le contenu de la représentation sociale de la défense a été collecté via une tâche d’association libre. Les participants à l’étude que nous avons menée ont été invités à fournir cinq mots qui leur venaient spontanément à l’esprit lorsqu’ils lisaient le mot cible « défense ». La deuxième étape est une phase de structuration hiérarchique. Il est demandé à chaque participant de classer ses propres réponses en fonction de l’importance attachée à chaque terme (rang 1, rang le plus important ; rang 5, rang le moins important). Cette tâche est complétée par un questionnaire sur le budget de la défense et d’un questionnaire socio-démographique.

Analyses et résultats

Nous avons utilisé un questionnaire d’enquête en ligne. Les données ont été collectées entre mars et mai 2018 en France. 196 étudiants ont répondu à l’étude, nous retenons uniquement 108 réponses complètes [2].

Sur la base des mots collectés, une analyse prototypique a été réalisée afin de déterminer le contenu et la structure de la représentation sociale. Nous avons recoupé la fréquence d’apparition avec le rang d’importance moyen de chaque mot afin d’obtenir l’organisation de la représentation en termes de noyau central et de zones périphériques. Une distribution binomiale est utilisée pour sélectionner les mots produits par un nombre suffisant de participants pour être statistiquement significatifs. Cela implique que ces termes dans la représentation sociale ne peuvent pas être associés au hasard [3].

Pour faciliter l’illustration, un tableau à quatre cases est créé.

Figure 1 : Analyse prototypique réalisée autour du mot « Défense »
Note : Le premier quadrant comprend les éléments ayant une fréquence élevée et un rang d’apparence moyen faible : c’est le noyau central. La deuxième case (rang élevé et haute fréquence) contient la première périphérie. L’encadré trois (rang élevé et basse fréquence) est composé d’éléments contrastants. Enfin, le quatrième quadrant (basse fréquence, bas rang) constitue la périphérie éloignée.
Lecture du tableau : mot cité (fréquence ; rang moyen).

Le noyau central de la représentation sociale des étudiants de la défense est défini par les mots Armée, Protection et Sécurité. Cette définition renvoie directement à la finalité des armées [4]. La mission « protection » est une des cinq fonctions de la stratégie de sécurité nationale édictée dans le Livre Blanc de 2008 [5].

Afin de connaître l’attitude des étudiants concernant le budget alloué à la défense nous leur avons demandé si « le budget de la défense devrait être : maintenu ; augmenté ; réduit ou vous ne savez pas ?». Il en ressort que, pour 39,8% des étudiants interrogés, les dépenses en termes de défense devraient augmenter si l’on tient compte d’un contexte de maîtrise des dépenses publiques.

Enfin, afin d’avoir une idée plus précise des conséquences de cette augmentation éventuelle dans l’allocation du budget de la défense, nous avons demandé aux étudiants de nous indiquer les postes qui en bénéficieraient. Le poste de budget qui bénéficierait le plus de ce surplus d’allocation est celui des innovations ayant des retombées civiles pour 75% des participants. Nous remarquons que deux des trois derniers postes qui bénéficieraient le moins de cette allocation supplémentaire sont ceux des OPEX et de la dissuasion nucléaire (respectivement seulement 35% et 15% des participants sont en faveur d’une augmentation budgétaire pour ces postes). Or, ces postes budgétaires sont au centre de la stratégie de défense de la France. En effet, tant le Livre Blanc de 2013 que la Revue Stratégique mettent l’accent sur la nécessité de la poursuite des engagements en OPEX [6] et de la dissuasion [7].

Figure 2 : Répartition budgétaire selon les différents postes (en %).

Éléments de discussion et de conclusion

La relation entre budget et opinion publique s’avère complexe. Soroka et Wlezien (2005) constatent une corrélation négative entre les modifications du budget de la défense et l’opinion publique. Plus précisément, ils expliquent que si le niveau de dépenses publiques en matière de défense se situe en dessous ou au-dessus du niveau souhaité par la population alors l’opinion publique réagira en sens contraire. Ce phénomène caractérise la réaction des citoyens aux changements budgétaires dans les domaines de la défense et de la politique intérieure aux États-Unis et au Royaume-Uni (Eichenberg et Stoll, 2003; Soroka et Wlezien, 2005).

Au terme de cette étude, on constate la relation étroite qui existe entre perception de la défense, soutien en termes budgétaires et opinion publique. Connaître les représentations sociales attribuées à la défense et aux armées peut s’avérer crucial en termes de stratégie de communication particulièrement dans une Europe de la défense qui peine à se construire et pour laquelle l’opinion publique pourrait être une force non négligeable de soutien.


Éléments de bibliographie

Délégation à l’Information et à la Communication de la Défense, La Défense dans l’opinion des Français 2017, Septembre 2017.

Eichenberg, R.C. et Stoll, R.J. (2015). The Acceptability of War and Support for Defense Spending: Evidence from Fourteen Democracies, 2004–2013. Journal of Conflict Resolution, 61, 4, 788 – 813.

Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale, 2008.

Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale, 2013.

Revue stratégique de Défense et de Sécurité, octobre 2017.

Soroka, S.N., et Wlezien. C. (2005). Opinion-policy Dynamics: Public Preferences and Public Expenditure in the United Kingdom, British Journal of Political Science 35 (4): 665-89.

Vergès, P. (1994). Approche du noyau central : propriétés quantitatives et structurales. In C. Guimelli (Ed.), Structure et transformations des représentations sociales (pp. 233–253). Neuchâtel: Delachaux et Niestlé.

Vergès, P., Tyszka, T. et Vergès, P. (1994). Noyau central, saillance et propriétés structurales. Papers on Social Representations, 3(1), 3–12.


[1] Le noyau central exprime le sens général de la représentation sociale, il est plutôt stable, partagé par la plupart des individus. Les éléments périphériques entourant le noyau central sont plus dépendants de l’environnement, sont malléables et facilitent l’adaptation de la représentation à divers environnements sociaux.

[2] L’âge moyen des étudiants interrogés est de 22 ans. 59 sont des hommes et 49 des femmes. 31 sont boursiers, 33 occupent un emploi dont 12 en Contrat à Durée Indéterminée. 21 déclarent payer des impôts sur le revenu.

[3] Nous avons donc choisi un critère de 5% – identique à celui de Vergès, Tyszka & Vergès (1994) – et ne retenons que 20 termes. L’organisation en fréquence (haute fréquence par rapport à basse fréquence) est basée sur la fréquence moyenne d’occurrence de ces 20 termes restants : chaque terme mentionné par plus de 15,25% des participants est considéré comme produit fréquemment. La catégorisation moyenne des rangs (rang moyen d’apparition faible par rapport au rang moyen élevé) est basée sur le rang moyen des 20 termes conservés, ce qui correspond à 2,48 : chaque terme de rang moyen inférieur à 2,48 est conçu pour un rang inférieur.

[4] Définie par l’Ordonnance n° 59-147 du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense – Article 1.

[5] La stratégie de sécurité nationale se développe  en  cinq  fonctions : connaître  et  anticiper ; prévenir ; dissuader ; protéger  la  population  et  le  territoire ; projeter  des  forces (Livre Blanc, 2008).

[6] «Les trois priorités de notre stratégie de défense : la protection, la dissuasion, l’intervention » (Livre blanc, 2013, p.7)

[7] « […] Maintien de notre stratégie de dissuasion nucléaire » (Revue stratégique, 2017, p.7)

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