[SYNTHÈSE] Conférence annuelle “Quelle politique d’exportation de défense pour la France ?” (15 décembre 2021 à l’École militaire)

La Chaire Économie de défense – IHEDN a le plaisir de vous présenter la synthèse de sa dernière Conférence annuelle, consacrée à la politique d’exportation de défense de la France


Introduction

Les exportations de défense constituent un levier important de la politique de défense et de sécurité nationale. Elles sont un outil diplomatique de première importance par leur capacité à renforcer des liens entre États. Mais, dans une perspective industrielle, elles permettent aussi de compléter une commande nationale insuffisante pour permettre de maintenir les compétences critiques et donc la souveraineté du pays. De ce fait, l’objectif d’autonomie stratégique est intimement lié à la politique d’exportations d’armement et à sa mise en œuvre efficace.

Cependant, nous assistons, depuis plusieurs années, à une évolution du contexte de nature à influer sur les exportations de défense : signature du traité sur le commerce des armes, augmentation de la pression concurrentielle avec l’émergence de nouveaux acteurs, importance croissante des enjeux éthiques, difficultés de financement des exportations de défense. Cette conférence annuelle de la Chaire Économie de défense avait pour objectif de préciser les enjeux de l’exportation en matière de défense pour l’ensemble des acteurs concernés (État, industriels, opinion publique) et de débattre sur les éventuelles adaptations à envisager au titre de la politique d’exportation de défense dans le contexte d’autonomie stratégique prôné par les autorités françaises et européennes et de développement des programmes d’armement en coopération européenne.

Synthèse
par Olivier Martin
Président du Comité de pilotage de la Chaire

Cette conférence a permis de rappeler en préambule quelques éléments fondamentaux sur les exportations d’armements :

  • Les principales régions importatrices d’armement restent l’Asie-Océanie (42%) et le Moyen-Orient (33 %), la hiérarchie des pays exportateurs demeurant globalement stable, avec une domination des exportations de défense par les États-Unis (37%) puis la Russie (20%) ;
  • La France se situe désormais à la 3ème place (8%) grâce à une forte croissance de ses exportations depuis 10 ans, portée notamment par les récents grands contrats Rafale (Égypte, Inde, Qatar et plus récemment Croatie, Grèce et bientôt EAU) et navals (Égypte, Grèce, Belgique/Pays-Bas, …) ;
Part des exportations mondiales d’armements de 2016 à 2020
  • L’arrivée de nouveaux entrants tels que la Chine, s’appuyant sur une croissance soutenue de son budget de défense depuis plus de 30 ans (évènement unique dans l’histoire), a été soulignée de même que l’entrée plus récente de la Corée du Sud et la Turquie, désormais dans le top 10 des pays exportateurs, ces pays ayant également investi depuis plusieurs décennies dans leur industrie de défense dans une perspective de développement de leur autonomie stratégique ;
  • Sur le plan économique, les exportations d’armement bénéficient au pays vendeur de multiples façons : maintien des compétences de la base industrielle et technologique de défense que les seules commandes nationales ne permettent pas d’assurer, baisse des coûts par allongement des séries, développement des capacités d’autofinancement des industriels grâce aux marges export, améliorations apportées sur les matériels grâce au financement des contrats export, versement de redevances, etc. 

Il fut ensuite clairement rappelé que l’exportation d’armements était certes un acte commercial entre un client et un fournisseur (industriel, voire État), mais était avant tout l’expression d’une politique étrangère et de sécurité, tant de la part du pays vendeur que du pays acheteur. De façon générale, elle constitue ainsi une coopération stratégique entre les deux pays, avec une fourniture de matériel le plus souvent associée à une coopération à long terme couvrant de nombreux aspects opérationnels (doctrine et conditions d’emploi des matériels, formation des personnels, soutien des équipements dans la durée, etc.) mais également un système de réassurance accordé par le pays vendeur et souhaité par le pays acheteur (Ex. : Exportations de la France vers la Grèce, des États-Unis vers la Pologne, etc.).

Ce rôle politique des exportations d’armements fut illustré par un parallèle entre les politiques française et allemande en ce domaine, notamment au travers de la place des exportations d’armement et du rôle des industries de défense dans chacun de ces pays.

Puissance moyenne qui développe une stratégie mondiale, la France doit détenir des forces capables d’assurer les missions opérationnelles définies par ses autorités gouvernementales, disposer des équipements nécessaires à l’accomplissement de ces missions et participer à des coalitions militaires (OTAN, UE, …) décidées par ces autorités. Les exportations d’armement représentent alors une opportunité unique de conforter des alliances avec des pays alliés dans des zones où la France peut utilement contribuer à la stabilité régionale, tout en optimisant l’acquisition d’équipements au profit de ses forces. Si, bien entendu, la France respecte ses engagements internationaux pris au titre des traités sur les exportations d’armement (Traité sur le Commerce des Armes …) avec un Parlement qui exerce un contrôle de plus en plus précis sur les exportations d’armements[1], la politique d’exportation française, élément clé de sa stratégie de défense reste un sujet éminemment régalien qu’il n’est pas question de transférer à un niveau supranational.

Les exportations d’armement sont donc activement soutenues par les autorités françaises (gouvernement et parlement) pour des raisons stratégiques, économiques et industrielles. Dans certains cas, elles furent même prises en compte dans l’exécution des lois de programmation militaire. Si cette situation peut paraître dangereuse sur le plan budgétaire et laisser craindre la création d’une dépendance à l’export de l’industrie de défense, il fut rappelé que cette « dépendance » reste largement préférable à la dépendance politique qui résulterait d’un approvisionnement de nos équipements critiques par un État étranger.

L’industrie de défense française est ainsi construite autour de grands groupes avec, le plus souvent, une présence encore significative de l’État. Elle a pour mission de conforter la supériorité opérationnelle des armées mais également de garantir l’usage autonome de nos équipements militaires et d’éviter toute dépendance vis-à-vis de l’étranger qui n’aurait pas été rationnellement, politiquement et librement choisie. Elle est donc également le résultat de la politique extérieure et de sécurité de notre pays. Nous sommes donc ici très loin d’une approche de marché. 

De son côté, l’Allemagne considère l’exportation d’armements comme une activité « normale » avec ses volets commerciaux, économiques et industriels qu’elle soutient mais sans poursuivre une politique de souveraineté nationale. De façon générale, les exportations sont souvent critiquées et très politisées dans le débat public en Allemagne, notamment d’un point de vue éthique. Ainsi, l’Allemagne s’efforce de limiter ses exportations d’armements de manière stricte, tant au niveau juridique que politique. Deux lois importantes régissent cette politique : la loi sur le contrôle des armes de guerre, qui interdit globalement les exportations, et la loi sur les paiements à l’étranger. Plus précisément, l’Allemagne a défini des critères stricts pour ses décisions en matière de licences d’exportation, conduisant à distinguer deux groupes de clients possibles :

  1. Les « Partenaires », constitués des pays de l’OTAN, de l’Union européenne et des pays proches comme la Suisse, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et le Japon. Pour ces pays, il n’est pas nécessaire de justifier une exportation : les exportations sont alors considérées comme dans l’intérêt de l’Allemagne et de l’Union européenne et ne doivent donc pas être limitées. Au contraire, les refus d’exportations pour ces pays sont une exception et doivent être justifiés ;
  2. Les autres pays où, en revanche, les exportations d’armement sont en principe interdites. Toute exception (autorisation) doit alors être justifiée et décidée au cas par cas en fonction des intérêts politiques de l’Allemagne[2].

Cependant, la plus grande critique envers Berlin des partenaires de l’Allemagne concerne surtout l’imprévisibilité et l’inconsistance de ses décisions en matière d’exportation[3].

Signature du traité d’Aix-la-Chapelle, 22 janvier 2019 (photo John MacDougall, AFP)

Enfin, une approche encore plus restrictive et surtout juridiquement plus contraignante sur ces sujets est actuellement attendue avec la nouvelle coalition au pouvoir depuis octobre 2021. L’objectif serait désormais, au niveau national, de figer davantage les règles d’exportation et de limiter les dérogations avec un objectif clair de réduction accrue des exportations et au niveau européen, de soutenir l’adoption d’un règlement sur les exportations en coopération avec ses partenaires européens.

L’industrie de défense allemande est majoritairement privée depuis les années 1970, constituée principalement autour d’ETI/PME. Elle n’est pas cruciale ou structurante pour la puissance économique de l’Allemagne et reste considérée comme une activité « normale », avec ses volets commerciaux, économiques et industriels mais sans poursuite d’une politique de souveraineté. L’industrie de défense allemande ne joue donc pas de rôle significatif sur le plan stratégique. Enfin, cette industrie jouit d’une réputation ambivalente auprès de nombreux responsables politiques avec laquelle nombre d’entre eux préfèrent garder leurs distances.

En résumé, en France, l’État joue un rôle considérable dans la politique d’armement, son industrie reste importante sur le plan économique et est considérée comme un élément clé pour préserver la souveraineté nationale du pays : elle mérite donc protection et soutien. En Allemagne, l’État fédéral s’occupe peu de la politique d’armement et se méfie plutôt des exportations, son industrie n’est pas partie prenante de la stratégie de défense nationale et son poids économique reste limité : si elle peut être soutenue au niveau des Lander, elle ne l’est pas réellement au niveau fédéral.

Enfin, cette conférence permit d’aborder deux sujets majeurs liés à l’évolution de l’environnement autour des exportations d’armement et plus largement des activités de défense : le développement durable avec la mise en œuvre des critères ESG et, plus précisément, les problématiques de soutien financier des activités de défense.

Au même titre que l’ensemble des acteurs économiques, les entreprises de défense se sont engagées sans difficulté dans la démarche de développement durable. Pour mémoire, l’ONU a défini dix-sept objectifs de développement durable, parmi lesquels la paix. En effet, la paix et la sécurité sont les premières des grandes nécessités pour assurer un développement durable, plus respectueux de l’environnement, plus inclusif et équitable. Or, pour une société démocratique comme la nôtre, il ne peut y avoir de sécurité sans une industrie de défense permettant de disposer des moyens qui concourent au maintien de cette paix. Les industries de défense sont donc un acteur clé en matière de développement durable. Dans cette perspective, les industriels de défense sont prêts à travailler collectivement avec les autorités publiques en rappelant à nos opinions publiques les valeurs fondamentales de la défense, à savoir que le premier devoir d’un État est de défendre ses concitoyens.

16ème objectif de l’ONU en matière de développement durable

Sur le plan environnemental, il fut rappelé que les entreprises de défense ont adopté depuis de nombreuses années une démarche analogue à celle de l’ensemble du secteur industriel, même s’il est clair que leur empreinte environnementale et énergétique restera faible, compte tenu du volume limité de leurs activités industrielles propres.

Enfin, il est même de l’intérêt de l’industrie de défense d’adopter une démarche efficace en matière de développement durable afin notamment de préserver son attractivité auprès de ses salariés et futurs employés.

En matière de soutien financier, cette conférence a souligné qu’une partie des investisseurs mondiaux se détournaient aujourd’hui du secteur de la défense. Tout d’abord, il convient de constater que cette tendance frappe essentiellement les entreprises de défense européennes, les entreprises de défense d’autres grands pays (UAS, Russie, Chine, Inde …) n’étant pas affectées pour des raisons variées de la même manière par ce phénomène. Afin de rassurer ces investisseurs, les entreprises de défense ont depuis de nombreuses années considérablement renforcé leurs modes de gouvernance et leurs processus internes d’ordre éthique.

De façon plus précise, les difficultés en matière de financement bancaire impactent aujourd’hui surtout les PME / ETI, non seulement au titre de leurs activités export, mais également de leur propre développement. Cette situation s’inscrit dans un contexte général de très fort renforcement des réglementations bancaires et d’aversion croissante aux risques de ces établissements. Cela a pu conduire quelquefois à rechercher pour des opérations export des crédits bancaires auprès de filiales de banques étrangères plutôt que de banques françaises, ce qui fut jugé regrettable pour des opérations sensibles. Afin de remédier à cette situation, un dialogue a été récemment initié entre les industries de défense, via leurs groupements industriels, et l’Association Française des Banques, afin notamment de simplifier les procédures de mise en place de crédits et développer une pédagogie mutuelle visant à une meilleure compréhension des problématiques de l’industrie de défense par les divisions conformité des banques et de celles des banques par les entrepreneurs.

Enfin, au niveau européen, la Commission européenne s’est engagée depuis plusieurs années dans un agenda de responsabilisation des investissements financiers, qui pourrait toucher le secteur industriel de défense, alors qu’elle a par ailleurs récemment créé une direction générale (DG DEFIS) en charge de soutenir l’industrie de défense européenne dans une perspective d’autonomie stratégique. Il a donc été souligné l’importance d’assurer une cohérence au niveau de l’UE entre cette politique de soutien de son industrie de défense et, dans le même temps, une politique qui peut conduire le secteur bancaire à ne plus financer cette même industrie de défense.

En conclusion, j’avais indiqué lors de l’ouverture de cette conférence que le thème abordé à cette occasion « Quelle politique d’exportation de défense pour la France ? » était un sujet majeur pour notre pays mais également pour l’Europe et qu’il était au cœur de l’actualité du moment. Je crois pouvoir dire que les récents évènements depuis quelques mois en Europe ont très largement fait évoluer ce dossier comme je ne l’imaginais certainement pas et ont en quelque sorte « remis les choses à l’heure ». En effet, la situation en Ukraine a conduit très rapidement plusieurs pays européens à revoir complètement leur politique d’exportation d’armements, y compris de produits létaux. Nombre d’entre eux ont annoncé des augmentations significatives de leurs investissements de défense. Enfin, l’Union Européenne semble avoir désormais compris toute l’importance de pouvoir disposer d’une industrie de défense capable de contribuer à sa sécurité. Il convient d’espérer que cet enseignement sera retenu lorsque la situation en Ukraine sera redevenue moins critique et que les risques importants auxquels faisait face l’industrie de défense européenne ne resurgiront pas.


[1]     Ce contrôle inclut depuis peu l’exportation des biens à double usage.

[2]     Il s’agit alors de décisions hautement politiques, comme la vente de sous-marins à Israël ou de chars de combat à l’Arabie Saoudite et aujourd’hui de missiles à l’Ukraine.

[3]     Afin de rassurer son partenaire français, l’Allemagne a signé en 2019, non sans peine, avec la France le traité d’Aix-la-Chapelle prévoyant les règles d’exportation communes en cas de coopération étatique ou industrielle entre les deux pays.

Article précédentCoopération dans le MCO en Europe : parution d’un article de Josselin Droff dans Defense and Security Analysis
Article suivant“Vendre des armes, et après ?” : Julien Malizard dans le Collimateur, podcast de l’IRSEM