[SYNTHÈSE] webinaire “Exportations d’armement : les enjeux de leur mesure” (Les entretiens de l’ECODEF #3 / le 9 février 2022)

La Chaire vous propose une synthèse du troisième numéro de la série webinaire “Les entretiens de l’ECODEF”, qui a eu pour thème les enjeux de la mesure des exportations d’armement.

Afin de permettre à son public de mieux appréhender les enjeux économiques des activités de défense, la Chaire propose Les entretiens de l’ECODEF, une série de webinaires au cours desquels les résultats des travaux de ses chercheurs sont présentés sous forme d’entretien, complété d’un échange avec un praticien reconnu sur le thème traité et des question-réponses avec le public.

Le 3e numéro de ce webinaire, intitulé “Exportations d’armement : Les enjeux de leur mesure” a été diffusé en direct le mercredi 9 février.

Animé par Olivier Martin (président du Comité de pilotage de la Chaire), il a proposé un échange entre Renaud Bellais (conseiller institutionnel du CEO de MBDA, chercheur associé à l’ENSTA Bretagne et à l’Université Grenoble Alpes) et Julien Malizard (titulaire adjoint de la Chaire).

Pourquoi ce thème ?

Les exportations d’armement font l’objet d’importants débats en France et au niveau international. Pouvoir appréhender la question de la manière la plus objective possible nécessite de disposer des données les plus fiables possibles sur leur volume et leur évolution. En France, les deux sources les plus couramment utilisées sont la base de données internationales du SIPRI et le Rapport au Parlement. On constate que ces données peuvent quelquefois différer, compte tenu notamment de la spécificité des méthodologies utilisées par ces organismes.

En prenant la France comme cas d’application, ce webinaire a veillé à apporter un éclairage sur les problématiques de mesure des exportations de défense et sur les raisons des écarts constatés dans ces mesures, en précisant notamment les avantages et les inconvénients de ces deux méthodologies.

La Chaire vous propose une note qui synthétise les principaux enseignements de ce webinaire, ainsi que les réponses apportées aux questions des participants.

Quelles sont les tendances actuelles des exportations d’armement de la France ?

L’analyse est basée sur une publication récente dans The Conversation avec Josselin Droff. Il s’agit de comprendre les dynamiques des exportations d’armement depuis la fin de la guerre froide, grâce aux données du Rapport Au Parlement (RAP) sur la période 1991-2020. Les chiffres présentés sont exprimés en millions d’euros constants de 2015.

  1. Analyse des livraisons

Le tableau ci-dessous donne le montant des livraisons des exportations de la France en Euros constants 2015.

En moyenne, 4,8 milliards d’euros sont livrés chaque année. Deux périodes de « surperformance » sont à noter : au début des années 2000 et depuis 2015. Ce sont des périodes où la France a réalisé de grands contrats et où la demande internationale pour les biens militaires est élevée (les budgets de défense sont orientés à la hausse chez les pays clients). 

  • Analyse des commandes

Le tableau ci-dessous donne le montant des prises de commandes à l’exportation de la France en Euros constants 2015.

En moyenne, les prises de commande s’élèvent à 6,9 milliards d’euros par an. Il s’agit du chiffre le plus commenté par les décideurs politiques. On peut noter un décalage de 3 ans en moyenne entre les pics des prises de commande et ceux des livraisons : la France n’ayant pas de « stock d’avance » (à l’exception des prélèvements réalisés sur les matériels français), cela reflète le temps moyen de fabrication du matériel.

Enfin, les écarts entre ces deux montants peuvent s’expliquer par des différences de périmètre, en particulier la prise en compte des services. Ce point sera abordé plus loin (questions 4 et 5).

  • Principaux clients de la France

Le tableau ci-dessous présente les principaux clients de la France par décennie depuis la fin de la guerre froide (1991).

Sur les 30 dernières années, on note une forte prévalence des clients issus du Moyen-Orient (Arabie Saoudite, EAU, Qatar) qui représentent 40% des exportations totales. Sur les 10 dernières années, l’Égypte « compense » les EAU, même si cette situation devrait à nouveau se rééquilibrer avec la prise en compte de la récente commande importante d’avions de combat Rafale. L’Europe concentre près de 20% du total mais semble en perte de vitesse sur la dernière décennie. Là encore, cette situation devrait prochainement s’améliorer avec les récentes commandes en Grèce, Croatie et Belgique. L’autre grand marché dynamique est l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-Est qui représente 20% du total depuis 2011.  Le marché devient plus aussi concentré : ainsi, entre 1991 et 2000, le top 10 représentait 60% des exportations totales alors qu’entre 2011 et 2020, il a représenté 66%.

  • Part de marché de la France parmi les pays exportateurs

N’abordant pas les comparaisons internationales, les données du RAP  ne sont donc pas utilisables pour positionner la France par rapport aux autres pays exportateurs. Les données du SIPRI sont donc ici utilisées  pour répondre à cette question.

Le tableau ci-dessous donne les parts de marché par ordre décroissant des 10 premiers pays exportateurs d’armement :

Les États-Unis et la Russie dominent clairement le marché et représentent près de 60% des exportations totales depuis 1991. La France se situe au 3ème rang avec une part de marché de l’ordre de 7%. En termes de dynamique, il est important de noter la progression rapide de la Chine mais également de la Corée du Sud et de la Turquie qui voient leur part de marché multipliée par 3 depuis 10 ans. Cela se fait au détriment de producteurs européens, en particulier allemands et britanniques.

  • Vous parlez des données du rapport au Parlement et du SIPRI. Ces données sont-elles cohérentes ?

Dans ce qui suit, mon propos sera étayé par une étude, en cours de finalisation, en collaboration avec Josselin Droff et Jade Guiberteau.

Les données les plus communément utilisées, autant dans la sphère publique que dans la communauté académique, sont celles publiées dans le rapport au parlement et celles du SIPRI. Leur construction n’est pas identique :

  • Le SIPRI utilise une unité dite TIV (trend indicator value) dont l’objectif est davantage de mesurer le volume exporté plutôt que la valeur économique. La méthode de calcul est à disposition sur le site internet du SIPRI et montre que l’institut assigne une valeur, en TIV, pour chaque matériel. On peut en déduire que l’enjeu principal pour le SIPRI est de déterminer précisément pour chaque couple fournisseur-client les flux de matériels échangés. Si l’indicateur TIV permet de comparer, grâce au caractère systématique de son analyse, les tendances dans le temps, il n’est pas possible de l’utiliser dans une approche monétaire.
  • Le RAP distingue les livraisons des commandes. Les 2 indicateurs sont de nature monétaire, donc exprimés en euros (constants avant 2008, courants au-delà). Le périmètre inclut les matériels physiques dans les livraisons et l’indicateur des commandes semble plus large, avec notamment la partie immatérielle.

En tendance, comme le montre le graphique qui suit, les données des livraisons du RAP et celles du SIPRI fournissent des tendances globales identiques.

Pourtant, quand on étudie les principaux clients de la France, on constate des différences majeures. Le graphique suivant présente ainsi le top 20 des clients à partir des données du SIPRI et du RAP :

Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces différences importantes :

  • Le nombre de pays inclus : le SIPRI ne retient que les pays (ou parfois entités non reconnues par la communauté internationale) vers lesquels la France a exporté au moins une fois alors que le RAP inclut tous les pays du monde jusqu’en 2008 et environ 140 États à partir de 2008. Une différence notable entre les 2 bases est Taïwan, qui apparait comme un client majeur de la France pour le SIPRI mais qui n’est pas dans les chiffres du RAP (Taïwan n’étant pas reconnu officiellement).
  • Le périmètre : le SIPRI indique qu’il utilise les données des livraisons physiques, la production locale et sous licence mais exclut les Armes Légères et Petit Calibre (ALPC). On peut imaginer que les exportations de services (immatérielles) sont peu (ou pas) mesurés par le SIPRI. Dans les livraisons du RAP, les contours du périmètre ne sont pas clairement définis mais les données sont exhaustives sur les matériels pour lesquels il y a une autorisation d’exportation. Une incertitude demeure sur les services dont on ne sait pas dans quelle mesure ils sont intégrés. Une différence notable ici est la Chine, le SIPRI incluant une production locale de matériels français (hélicoptères et moteurs) sur la base de transferts réalisés avant l’embargo décidé en 1989, avec même un doute sur l’existence d’accords de licence correspondants.
  • La chronologie : la date à laquelle sont effectivement livrés les matériels exportés aux clients peut faire l’objet d’une estimation dans le cas du SIPRI (qui travaille en source ouverte) alors qu’on peut raisonnablement imaginer que les données du RAP s’appuient sur un calendrier de livraisons plus proche de la réalité des flux.

Comme l’unité de mesure n’est pas identique, les deux données ne sont pas directement comparables. Pour savoir si, d’un point de vue plus qualitatif, elles fournissent la même information, nous avons calculé, pour chaque pays et chaque année, la variation des exportations.

Entre 1991 et 2019, en moyenne, les deux bases de données conduisent à une interprétation identique quant à la variation dans 58% des cas, ce qui veut donc dire que dans plus de 40% des cas, les données du SIPRI et du RAP n’aboutissent pas à la même conclusion.

Dans la mesure où nous ne disposons pas des données brutes qui ont servi à la construction des deux bases, nous ne pouvons pas réellement identifier les raisons qui conduisent à un tel résultat. Trois hypothèses ont été testées :

  • Les résultats sont en partie tirés par les pays vers lesquels la France n’exporte jamais (une trentaine de pays).
  • Les résultats sur le top 20 montrent une cohérence assez faible (aux alentours de 30%).
  • Pour corriger les possibles difficultés de timing de livraison, nous utilisons les moyennes mobiles (d’ordre 3) pour lisser les variations extrêmes. La cohérence est très marginalement améliorée (60%). 

On peut donc conclure que les problèmes de calendrier de livraison sont faibles et que les différences les plus fortes sont liées aux pays du top 20 des clients de la France. C’est donc probablement une différence de périmètre qui explique que les deux bases conduisent aux différences de classement.

Dans la mesure où les données du SIPRI et du RAP ne conduisent pas aux mêmes conclusions, il est important de savoir quels sont les avantages et les inconvénients de chacune des bases et ainsi de savoir dans quel contexte ces bases doivent être utilisées.

Pour la base du SIPRI :

  • Une facilité d’usage et de disponibilité des données, le fichier excel est constitué en quelques minutes.
  • Une méthode de calcul qui permet des comparaisons dans le temps, en particulier durant et après la guerre froide, mais surtout entre les pays.
  • Mais une unité TIV difficilement compréhensible, non comparable avec des unités monétaires.

Pour la base du RAP :

  • Une unité de mesure monétaire qui est donc comparable avec d’autres grandeurs macroéconomiques (PIB, budget de défense, exportations totales).
  • Fiabilité garantie par l’effort de transparence, malgré un périmètre parfois peu explicite.
  • Mais difficulté pour compiler les informations d’un point de vue exhaustif et connaissance limitée aux exportations de la France.

Ainsi, pour des comparaisons internationales, les données du SIPRI sont plus pertinentes alors que celles du RAP peuvent être retenues pour les analyses de nature économique, plus adaptées au cas de la France.

Les montants des grands contrats export affichés à la une des journaux sont de fait beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît, rendant illusoire la comparaison à l’euro près entre les annonces publiques et les flux économiques constatés. Nous ne sommes plus dans une époque où certains pays sont de purs exportateurs et d’autres de purs importateurs. Il est indispensable d’avoir à l’esprit que les choix de périmètre dans leur mesure sont cruciaux pour distinguer les productions dans le pays exportateur (flux physiques), l’accompagnement de la montée en compétences du pays importateur (flux immatériels) et la réalisation d’une partie de la production et du soutien dans le pays importateur dans la valeur d’un « contrat export ».

Plusieurs points sont ainsi à souligner :

  • Le calendrier de production est long et s’étale sur plusieurs années. Entre les prises de commande et les livraisons, il peut y avoir des écarts importants dans le temps. De ce fait, le calendrier prévisionnel de livraison implique une part d’incertitude (données confidentielles, nécessaires adaptations des systèmes, aléas de production, etc.) qui complique notamment le travail du SIPRI. Par exemple, les futurs avions Rafale à destination des Emirats Arabes Unis seront livrés entre 2027 et 2031.
  • Dans les contrats internationaux, il faut faire la distinction entre les échanges physiques et les échanges immatériels (services, transferts de savoir-faire et connaissances, etc.). Les douanes connaissent bien les premiers mais les seconds sont mal évalués ou beaucoup moins saisissables alors qu’ils constituent un enjeu majeur des exportations (formation, maintenance, études…). De même, les transferts de technologie ne sont pas nécessairement quantifiés.
  • Les annonces autour des contrats sont essentiellement de nature politique mais ne reflètent pas nécessairement la « réalité des prix » : il existe dans les grands contrats export des tranches fermes et des tranches optionnelles. Si les premières sont plutôt garanties (mais pas toujours, car seul le paiement d’un acompte les rend effectives), les tranches optionnelles sont souvent putatives. Or le montant annoncé est la plupart du temps entendue comme la valeur maximale possible du contrat. 
  • Le contenu local représente une part de plus en plus importante dans les grands contrats « export » car les pays importateurs souhaitent maitriser une partie du processus de production, dans une logique de compensations industrielles. Par exemple, dans le cas du Rafale, les premières unités exportées à l’Inde étaient des avions fabriqués en France et désormais, Dassault Aviation exporte des kits d’assemblage, pour un montage en local avec son partenaire Reliance. Ces kits ont une valeur plus faible que les produits finis et souvent le contenu local s’accroît au fur et à mesure de la production.
  • Les équipements vendus à l’international peuvent être différents des équipements français afin de les adapter aux spécificités opérationnelles (climat notamment) et doctrinales du pays importateur. Ce dernier peut souhaiter intégrer dans une plateforme des composants de sa propre industrie nationale ou qui sont achetés sur étagère auprès d’un pays tiers. Par exemple, dans le cadre du contrat de sous-marins qu’avait remporté Naval Group en Australie, il était prévu que le système d’armes soit produit par un industriel américain.
  • Y a-t-il des phénomènes plus structurels qui expliquent le décalage entre les montants annoncés et la réalité industrielle de la production d’armement ?

Historiquement, il y a une hiérarchie très marquée au niveau mondial entre les pays producteurs d’un côté et les pays importateurs de l’autre. Néanmoins, cette dichotomie est en train de s’estomper en raison de l’internationalisation de la production d’armement, qui connaît une accélération depuis deux décennies. Cela complexifie la compréhension des statistiques des exportations car la logique de produits finis est progressivement remplacée par une logique de produits intermédiaires et rend moins pertinente l’interprétation des exportations dans une dimension géostratégique via un renforcement des capacités militaires d’un pays. Trois modalités sont à retenir :

  1. Les programmes en coopération, en particulier pour les pays européens. Les exportations sont alors davantage le reflet d’une circulation de produits intermédiaires ou de composants dans une chaine de valeur organisée à l’échelle du continent. De plus, les flux d’échange peuvent être accentués par le fait que chaque pays partenaire souhaite une chaine d’assemblage finale, comme c’est par exemple le cas des hélicoptères Tigre développés par la France et l’Allemagne et auxquels s’est associée l’Espagne.

Cette internationalisation intervient également dans le cadre de programmes en coopération dans une dimension transatlantique : les exportations de l’Europe vers les États-Unis tendent à converger vers le niveau des exportations américaines vers l’Europe car de plus en plus d’entreprises européennes participent à des programmes d’armement américains. C’est par exemple le cas dans le cas de l’avion F-35 où les entreprises européennes sont intégrées dans la chaine de valeur autour de Lockheed Martin pour des produits intermédiaires.

  • L’internationalisation des chaines de valeur avec la place croissante jouée par des entreprises de la sphère civile. Par exemple, les moteurs des véhicules terrestres sont en fait simplement des moteurs de véhicules civils. C’est également le cas pour les microprocesseurs, qui ne sont pas ou plus produits spécifiquement pour des matériels militaires mais achetés sur étagère.
  • La montée en puissance de la base industrielle et technologique de défense des pays émergents. Certains pays souhaitent obtenir une forme d’autonomie stratégique dans la dimension industrielle. Cela peut compliquer les stratégies d’entreprises, notamment européennes, qui ont besoin d’un volume d’exportation (environ 30% du chiffres d’affaires en tendance longue pour l’industrie française) pour garantir leur pérennité. Ainsi, de nombreux pays ont une politique de substitution aux importations. A terme, les pays exportateurs risquent de perdre des marchés importants mais aussi de se créer des concurrents, une fois que le pays a réussi sa remontée de filière (au moins sur certains segments de marché). L’exemple de la Turquie est intéressant : pendant longtemps, elle était un pays importateur et désormais elle gagne des grands contrats à l’exportation.


Questions – réponses :

Q : Quels sont les périmètres des deux sources ? Comment est comptabilisée la production sous licence ? Est-ce que les pays européens ont défini des périmètres identiques ?

R : La production sous licence est incluse dans le périmètre du SIPRI, ce qui est une différence notable par rapport au RAP qui trace essentiellement les flux physiques en partance du territoire national. Une autre différence majeure est la non-comptabilisation des Armes Légères de Petit Calibre (ALPC) pour le SIPRI, compte tenu des difficultés sous-jacentes au traçage exhaustif des flux d’ALPC. Cependant, cela ne soulève pas de problème dans le cas français, notre industrie n’étant pas spécialisée dans ce domaine..

D’un point de vue méthodologique, le SIPRI fait un effort de transparence sur sa méthode de calcul, bien qu’elle soit parfois difficilement lisible, alors que le RAP ne précise pas les périmètres retenus, ce qui ne permet pas, entre autres, de précisément comprendre les différences entre prises de commande et livraisons. A ce titre, les publications des pays européens ne sont pas harmonisées, ce qui rend leur lecture difficile et conduit à l’emploi des données du SIPRI pour des comparaisons internationales.

Q : Au-delà de la mesure économique, la question des exportations d’armement et de leur valeur est et devient de plus en plus un instrument politique, soit pour valoriser les exportations soit à l’inverse pour dénigrer les pays “marchands de canons”. Ne pensez-vous pas qu’il serait nécessaire de disposer d’un instrument européen harmonisé qui deviendrait une norme en la matière en se basant par exemple sur le rapport du COARM (Conventional Arms Exports) ?

Le code de conduite de l’UE implique que les États membres doivent respecter 8 critères concernant les autorisations d’exportation. Néanmoins, cet effort d’harmonisation européen n’a pas été réalisé dans les statistiques. En effet, chaque pays (et en leur sein les différents services impliqués) dispose de sa propre méthode, ce qui peut impliquer une hétérogénéité des données nationales, rendant impossible une comparaison entre pays, et une imputation imparfaite des tendances d’internationalisation des activités évoquées plus haut. En conséquence, l’impact économique des exportations est assez mal appréhendé alors qu’il s’agit d’un enjeu majeur pour les élus.

Q : Quelle est la part des exportations dans l’activité des grands groupes ? Quid des ETI et PME ?

En moyenne, les exportations représentent un tiers de l’activité des groupes. Cela fluctue en fonction de la commande nationale et des exportations réalisées. Sur les dernières années, les dynamiques d’exportation sont plus fortes que celles de la commande nationale, de sorte que la part des exportations dans l’activité est en croissance depuis une dizaine d’années. Notons cependant que les dernières années ont vu une remontée des commandes nationales, ce qui permettra un certain rééquilibrage avec les montants à l’exportation.

Dans une analyse en termes de chaine de production, les ETI et PME sont présentes dans les exportations mais « derrière » les grands groupes qui exportent les systèmes complexes demandés par les clients et représentent l’essentiel des exportations. Comme les intégrateurs sous-traitent les 2/3 de la valeur de leurs produits, les ETI et PME participent indirectement ou en accompagnement aux exportations.

Q : Quelles sont les répercussions des exportations sur la production en métropole et en outre-mer ? Entre produits duaux et produits de défense stricto sensu ?

La plus grande partie de la production est réalisée en métropole. En termes d’emploi, il n’y a pas d’étude spécifique qui quantifie les retombées des exportations (y compris sur la répartition métropole / outre-mer) en dehors d’une annonce du ministère des Armées qui avait annoncé que les grands contrats avaient permis à l’industrie de défense de passer de 165 000 à 200 000 emplois directs et indirects.

La difficulté de l’exercice est la connaissance partielle de la chaine de sous-traitance : les grands groupes et les sous-traitants de rang 1 sont bien connus mais en cascade, il est difficile d’identifier les autres composantes de la chaine de valeur.

Une approche envisageable peut consister à estimer la part de l’export dans le chiffre d’affaires et, dans une forme d’approximation plausible, considérer que les emplois liés à l’export sont dans le même ordre de grandeur (entre 30 et 40% dans le cas de la France). Une différence notable dans la nature des emplois est à souligner : les emplois pour la commande domestique incluent plus de R&D alors que les emplois pour l’export sont davantage concentrés dans la production.

Q : Ne pourrait-on pas utiliser les données issues des CIEEMG (Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre) pour déterminer les valeurs d’exportation ?

Ces données sont classifiées et donc, par principe, non utilisables dans des travaux. Les données du RAP et du SIPRI indiquent les cas où les exportations ont été autorisées, puisqu’elles sont observées en pratique. Il existe des éléments partiels sur les motifs de refus dans le RAP. De plus, les données publiées dans le RAP sur les autorisations d’exportation sont incomplètes puisqu’une autorisation d’exportation n’implique pas automatiquement que l’exportation se réalisera. On peut ainsi constater que le montant annuel cumulé des autorisations d’exportation est près de 10 fois plus élevé que le montant effectif cumulé des commandes à l’exportation. En effet, non seulement de nombreuses autorisations n’aboutissent pas à des commandes, mais de plus les montants présentés dans les demandes d’autorisations doivent s’interpréter comme des montants plafonds permettant de couvrir les aléas de négociation du contrat.

Q : Comment est valorisée la propriété intellectuelle dans les exportations d’armement ?

Les contrats peuvent valoriser la propriété intellectuelle qui est transférée, mais il s’agit d’un accord financier entre les parties et non une valorisation économique. Cette question est toujours difficile pour les entreprises quel que soit leur domaine, mais elle l’est encore plus pour les entreprises de défense qui n’ont pas l’habitude de considérer leurs actifs immatériels au-delà du secret et de la non-prolifération. Un travail publié récemment par Renaud Bellais, Damien Coadour et Josselin Droff offre un élément d’explication. Plus génériquement, des éléments sont à retrouver dans l’ouvrage « Le capitalisme sans capital ». La valeur des « intangibles » est souvent mal appréhendée : le patrimoine immatériel, notamment la valorisation des brevets n’est pas toujours bien connu, y compris par les entreprises du secteur.

Q : Quelles sont les conséquences de la taxonomie verte  pour l’exportation des matériels de défense ?

Les règles ESG s’imposent à l’industrie de défense dans les dimensions environnementales (le secteur ne sera pas prioritaire pour les investisseurs par rapport à d’autres s’il a un moins bon score que d’autres selon le principe du « meilleur de la classe »), de gouvernance (problème du secret lié à des contrats de souveraineté) et sociales (des établissements bancaires pourront refuser, par principe, la production d’armement en raison de leur interprétation des enjeux sociétaux de la production d’armement et de la finalité des matériels). Cela risque d’entraîner des conséquences majeures pour les entreprises de la défense dans l’accès au financement bancaire pour l’investissement ainsi que pour les contrats exports. Il est essentiel que l’ensemble des parties prenantes, les entreprises mais également les autorités politiques des pays exportateurs rappellent l’importance de la mission défense au niveau social et la contribution des exportations de défense à la pérennité de cette mission défense.

Q : Peut-on s’attendre à ce que la complexité issue des phénomènes de coopération s’accroisse avec les initiatives européennes telles que la coopération structurée permanente ou le fonds européen de défense ?

Aujourd’hui, le marché européen de l’armement est encore largement une juxtaposition de marchés nationaux, complétés par des programmes en coopération. Il y a une volonté de la Commission européenne de créer les conditions du développement d’une réelle Europe de la défense (communalité des objectifs avec la boussole stratégique en cours d’élaboration, soutien de la BITD au niveau technologique, acquisition de capacités militaires critiques en commun par une coopération entre les industriels de défense européens grâce au Fonds Européen de Défense, pouvant à terme aboutir à une intégration des bases industrielles et technologiques de défense en Europe. En synthèse, les initiatives lancées depuis plusieurs années par l’Union européenne (Coopération structurée permanente, Fonds européen de défense, Boussole stratégique) sont a priori positives et devraient accroitre les coopérations entre partenaires européens. Il reste néanmoins important de vérifier que les règles mises en œuvre par l’Union européenne, notamment au titre du FED, permettent une mise en place harmonieuse et efficiente de ces coopérations dans l’intérêt des États Membres et de leurs politiques de défense.

Q : Comment prendre en compte les consommations intermédiaires ?

Les statistiques des douanes américaines distinguent les produits finaux des consommations intermédiaires. La difficulté principale tient dans la connaissance des chaines de valeur pour les quantifier car certaines consommations intermédiaires relèvent de produits civils. Dans les travaux en économie du commerce international, la quantification se fait en termes de valeur ajoutée, ce qui exclut de facto les consommations intermédiaires.

Q : Comment mieux prendre en compte les transferts de technologie ?

Il est difficile de les prendre en compte car les transferts de technologie ne sont pas recensés de manière systématique pour des raisons d’accès aux informations dans les contrats. L’émergence des BITD de pays clients peut être un symptôme de ces transferts de technologie. De plus la valeur économique des transferts n’est pas nécessairement bien connue, même pour les entreprises. 

Retrouvez l’intégralité du débat dans la vidéo du webinaire, disponible ici.

Retrouvez la version téléchargeable (PDF) de cette synthèse ici.

Article précédentHausse des dépenses militaires : Julien Malizard s’exprime dans le magazine Pour l’Éco
Article suivantIntervention de Josselin Droff et de Julien Malizard au CEMS Air (9 mars 2022)