[SYNTHÈSE] webinaire “La dissuasion océanique : quelles retombées économiques ?” (Les entretiens de l’ECODEF #7 / le 30 mai 2023)

Synthèse du 7e numéro de la série de webinaires “Les entretiens de l’ECODEF”, sur le thème des retombées économiques de la dissuasion océanique

Paul Hérault, Yves Moreau et Olivier Martin

Le 7e numéro de ce webinaire, intitulé « La dissuasion océanique : quelles retombées économiques ? », a été diffusé en direct le mardi 30 mai 2023.

Portant sur un thème majeur souvent qualifié de stratégique, ce webinaire, qui s’est largement appuyé sur les travaux menés par la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et publiés en janvier 2017, s’est inscrit dans un contexte d’actualité particulièrement intéressant :

  • Les débats budgétaires et économiques actuels soulignent l’atout que constitue de façon générale une filière souveraine pour l’industrialisation de la France, l’innovation, l’emploi et sa balance commerciale.
  • Le conflit ukrainien illustre la contribution de la dissuasion à la non-extension de ce conflit.

Animé par l’Ingénieur général de l’armement (2S) Olivier Martin, Président du Comité de pilotage de la Chaire, ce numéro a proposé un échange avec Yves Moreau, Directeur commercial Défense d’ArianeGroup, et Paul Hérault, Chercheur associé à la Chaire Économie de défense – IHEDN et Chef de projet « Pilotage stratégique des ressources » à Naval Group.

La Chaire vous propose la synthèse les principaux enseignements de ce webinaire, dont la vidéo intégrale est disponible sur la page YouTube de la Chaire.

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Présentation des intervenants

Olivier Martin : Vous êtes les deux acteurs industriels majeurs de la dissuasion océanique française, dont la maitrise doit évidemment être totalement souveraine. Quelles sont les conséquences économiques de cette souveraineté, notamment en termes d’organisation de la filière industrielle ?

Paul Hérault / Yves Moreau : La filière industrielle de la dissuasion océanique est structurée autour des compétences et des savoir-faire complémentaires de Naval-Group (pour le Sous-marin Nucléaire Lanceurs d’Engins) et d’ArianeGroup (pour le système du missile balistique stratégique), TechniAtome pour la propulsion nucléaire et le CEA/DAM pour les têtes nucléaires. Chacun de ses acteurs dispose de son domaine de responsabilité mais un partenariat de fait a été mis en place entre l’ensemble de ces acteurs afin de satisfaire les exigences des deux maîtrises d’ouvrage (DGA et CEA).

L’entretien de cette filière industrielle est un défi permanent afin de répondre aux enjeux de souveraineté et de permanence de la posture. Ainsi, au plus fort de la crise COVID, cette contrainte de permanence a permis la réalisation par l’ensemble de la filière d’un tir d’acceptation en juin 2020.

Cette filière requiert également une grande efficience industrielle car elle gère des produits de très longue durée de vie (pour partie supérieure à 30 ans) et dont le volume de production de série est très limité, compte tenu du principe de juste suffisance appliqué par notre pays et de l’absence évidente de perspective export.

La dissuasion océanique est ainsi une filière souveraine qui crée de la valeur ajoutée et des emplois industriels en France.

En effet, domaine de souveraineté par excellence avec maitrise nationale totale des aspects politiques, opérationnels, technologiques et industriels, la dissuasion océanique s’appuie sur des emplois industriels qualifiés (cols blancs et cols bleus) non délocalisables. La carte et le tableau ci-dessous présentent par grand bassin d’emplois [1] les effectifs industriels de cette filière, correspondant à plus de 17000 personnes en France, soit près de 95% des effectifs totaux de la filière [2].

Fig. 1 :  Effectifs industriels directs, indirects et induits générés en France par la composante océanique de la dissuasion

A titre d’illustration, le Sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) et le missile balistique MSBS sont conçus, réalisés, maintenus, modernisés, démantelés et déconstruits en France [3].

Les activités industrielles sont réparties sur l’ensemble du territoire :

  • La filière industrielle de la composante océanique de la dissuasion est composée d’une très large majorité d’entreprises françaises (grands groupes, ETI, PME). Ainsi, pour un SNLE, 99% du volume des achats au rang 1 est effectué en France ;
  • Près de 80 départements sont impliqués dans la réalisation du SNLE, avec une focalisation particulière sur les bassins d’emploi correspondant aux sites de Naval Group : Cherbourg, Brest, Lorient, Nantes, Angoulême, St Tropez, Toulon.
  • Il en est de même pour le missile balistique MSBS où la filière est quasi-exclusivement nationale, à de très rares exceptions près, comme certaines matières premières non disponibles en FR.
  • Les implantations principales d’ArianeGroup et de ses filiales (Nuclétudes, Sodern) au titre de la dissuasion sont essentiellement réparties sur quatre régions en France (Nouvelle Aquitaine, Ile de France, Bretagne et Occitanie) mais elles dynamisent un tissu industriel de plus de 1000 fournisseurs (dont 75% de PME et TPE) couvrant l’ensemble du territoire national.

La souveraineté technologique et industrielle de la filière dissuasion océanique repose sur un large portefeuille de compétences répondant au plus haut niveau d’exigence.

Ainsi, la composante océanique de la dissuasion constitue un concentré à la fois de technologies et de complexité. Pour l’illustrer, elle permet la mise en œuvre de plusieurs lanceurs, emportant des armes nucléaires, lancé sous l’eau depuis un sous-marin propulsé par une chaufferie nucléaire, le tout mis en œuvre par un équipage d’une centaine de marins dans des conditions de discrétion absolue.

Le portefeuille de compétences nécessaires à cette filière est à la fois très large et très pointu en termes d’expertises technologiques. Ainsi :

  • Au-delà de la maîtrise d’œuvre d’ensemble du système missile, ArianeGroup et sa filière doivent notamment maitriser la simulation, les matériaux énergétiques, les matériaux métalliques et composites, les systèmes électriques, pyrotechniques, la navigation inertielle, le contrôle-commande, la Cyber, les moyens et infrastructures équipés en environnement pyro-nucléaire…
  • Tandis que Naval Group doit assurer la maîtrise d’œuvre de grands projets complexes, l’architecture et l’ingénierie des systèmes, le contrôle des signatures (acoustique, électromagnétique, …), les technologies de soudage d’aciers spéciaux, de chaudronnerie, de mécanique, d’usinage, d’électronique, de logiciels, de cybersécurité, etc.

Olivier Martin : A un moment où notre pays doit faire face au retour du risque du conflit de haute intensité rendant indispensable la restauration de la profondeur de notre outil de défense, certains pourraient considérer qu’un « petit » pays comme la France, de surcroit très endetté, ne peut plus assumer les coûts nécessaires pour disposer d’une dissuasion océanique crédible. Quelle est votre réaction ?

 Paul Hérault / Yves Moreau : Tout d’abord, si bien entendu, en tant qu’industriels, nous ne sommes pas légitimes pour intervenir sur le débat politique et stratégie de défense, il nous semble important de rappeler que le financement de la dissuasion est certes un coût, mais également un investissement qui génère d’importants retours. Il convient en effet de tenir compte du retour sur investissement pour avoir une évaluation économique globale.

Ainsi, le premier bénéfice de cet investissement est la sécurité qu’il apporte à notre nation. Même si ce résultat est difficilement quantifiable, le conflit ukrainien peut nous donner une appréciation de l’important coût des conflits de haute intensité auxquels notre pays a échappé depuis près de 60 ans.

Le second bénéfice réside dans l’impact économique des programmes conduits par la filière de la dissuasion océanique via :

  • Les emplois directs, indirects et induits générés par les contrats nationaux et entretenus par la filière, entrainant d’importantes recettes fiscales pour l’Etat,
  • La dualité civil-militaire et les retombées exports, lesquelles rendent l’investissement à la fois plus intéressant et moins coûteux :
    • Ainsi, la dualité civile-militaire mise en œuvre au sein d’ArianeGroup apporte un bénéfice certain aux deux activités. En effet, depuis plus de 60 ans, la filière industrielle française du missile balistique nucléaire s’est construite en synergie technologique forte avec le développement des lanceurs spatiaux européens. Cette dualité repose notamment sur des technologies et des compétences largement communes, mais aussi sur un enjeu de taille critique apportée par cette activité duale, permettant de supporter des investissements lourds et de soutenir dans la durée une chaîne de fournisseurs largement commune.

De plus, ces bénéfices sont largement mutuels. Ainsi, à titre d’illustration, l’entretien des compétences en matière d’ingénierie des vols, bénéficie de leur fréquence plus élevée dans le civil que dans la Défense, permettant de consolider une base commune d’expertise pointue sur les outils de calcul utilisés pour les deux applications. A l’inverse, la filière des lanceurs civils a profité de la maîtrise de la navigation inertielle conférée par l’activité Défense pour offrir une précision remarquable dans la mise à poste du « James Webb Space Telescope » [4] et de la sonde « Juice » par Ariane 5 [5].

    • Naval Group s’est largement appuyé sur sa maitrise de la filière des sous-marins nucléaires pour être un acteur majeur sur les marchés internationaux de sous-marins conventionnels [6]. Naval Group a ainsi exporté la famille des sous-marins Scorpène vers des pays comme le Brésil, l’Inde, le Chili, la Malaisie grâce notamment à la crédibilité technico-opérationnelle, technologique et industrielle conférée par sa maitrise de la conception et de la production des SNLE. Cette activité à l’exportation génère tout d’abord d’importants impacts économiques directs, indirects et induits liés à une l’activité industrielle générée en France par ces contrats internationaux. Elle bénéficie également au client français car cette activité export permet une baisse du coût des programmes nationaux grâce à l’amortissement des frais fixes sur une activité industrielle plus large et un maintien des compétences techniques et industrielles de la filière nationale durant les périodes de moindre activité au profit du client national.

En synthèse, la France a optimisé ce modèle depuis de nombreuses années afin de pouvoir disposer d’une dissuasion océanique crédible et d’une autonomie d’accès à l’espace, avec un niveau d’investissements sans comparaison possible avec les grandes nations dotées. En effet, la dissuasion française repose sur une économie de moyens par rapport à l’effet recherché s’appuyant sur des besoins d’investissement en France significativement inférieurs à ceux de nos puissances alliées. Ce résultat est obtenu par la combinaison de l’efficience de de la filière industrielle française et de la qualité de la relation Etat-Industrie [7]. Ainsi, le tableau ci-dessous donne une comparaison des budgets alloués par les trois puissances majeures occidentales dans le domaine de la dissuasion océanique pour leurs nouveaux programmes respectifs.

Fig. 2 : Comparaison des trajectoires budgétaires en millions d’euros [8]

 Olivier Martin : Notre pays subissant depuis près de 20 ans un phénomène massif de désindustrialisation, comment gérez-vous les problèmes de compétences ?

Paul Hérault / Yves Moreau : Pour ArianeGroup, la filière reste attractive par son haut niveau de technologie, par les passerelles avec le domaine spatial et par les enjeux de souveraineté qu’elle incarne. Au-delà de lisser les besoins budgétaires, le développement incrémental des missiles permet également de fluidifier les besoins en ressources et de faciliter le maintien de nos compétences ainsi que de notre base de fournisseurs.

Cependant, nous devons faire face à deux difficultés importantes :

  • Comme dans de nombreuses filières industrielles, notre filière rencontre de fortes tensions dans de nombreux métiers de techniciens comme d’ingénieurs. Pour tenter d’y répondre, nous mettons en œuvre plusieurs dispositifs en matière de ressources humaines, tels que :
    • Le perfectionnement de nos outils de gestion des compétences ;
    • Le renforcement de notre formation interne en s’appuyant notamment sur des partenariats avec des organismes spécialisés ;
    • Le développement de la polyvalence de nos personnels ;
    • La mise en place de plans de recrutements spécifiques dans certains secteurs ;
    • Et enfin, le maintien de notre attractivité, via notamment une politique de rémunération adaptée.
  • De plus, nous constatons une plus grande « volatilité » des parcours professionnels de nos personnels, et notamment de nos jeunes employés. Afin de contrer cette tendance, nous mettons en place un programme important d’encouragement à l’innovation dans nos domaines « historiques » mais également au profit de nouvelles activités (surveillance de l’espace, armes hypersoniques, etc.).

De façon générale, Naval Group fait face aux mêmes enjeux et adopte des mesures de même nature. Ainsi, les principales mesures mises en œuvre sont les suivantes :

  • Mise en place d’un « Strategic Workforce Planning » permettant d’anticiper au mieux nos besoins de ressources humaines en volume et en compétences, en anticipation de l’évolution des plans de charge ;
  • Renforcement également de l’attractivité de notre filière pour le recrutement et la fidélisation en misant notamment sur l’importance des nouveaux défis techniques à relever ;
  • Une sensibilisation spécifique aux métiers de l’industrie navale (« Navalisation ») via divers leviers de développement des compétences internes : Matelotage, Chantiers écoles, Ecole de conception, centre de formation en soudage ;
  • Enfin des actions vers la filière navale dans son ensemble, la filière SNLE n’étant pas une filière « autarcique » et sanctuarisée. A ce titre, nous avons des échanges structurés et permanents avec la DGA et la filière, à travers le GICAN et son Campus des Industries Navales (CINAV).

Enfin, la mise en œuvre de l’ensemble de ces mesures s’inscrit historiquement dans un contexte de discrétion des activités de la filière océanique de la dissuasion, notamment lié aux restrictions légitimes de communication sur les aspects confidentiels. Cependant, le contexte géopolitique a changé, pouvant conduire à vouloir mettre davantage ces activités en visibilité. C’est aussi un impératif pour l’attractivité de la filière et une opportunité de pouvoir plus et mieux valoriser nos savoir-faire via une communication plus décomplexée sur nos succès et nos réussites. Ainsi, grâce à la filière océanique de la dissuasion, la France dispose de savoir-faire uniques pour développer sur son territoire des systèmes opérationnels parmi les plus complexes et optimisés au monde : il est important de le faire savoir !

[1]     Réf.: Étude FRS « Impact économique de la filière industrielle « Composante océanique de la Dissuasion » (Janvier 2017) : https://www.frstrategie.org/publications/recherches-et-documents/impact-economique-filiere-industrielle-composante-oceanique-dissuasion-volet-un-snle-2017

[2]     Les effectifs hors France de la filière correspondent essentiellement aux activités de fourniture de matières premières non présentes sur le territoire national.

[3]     Pour la réalisation d’un SNLE, plus de 90% de la valeur ajoutée est générée en France.

[4]     La NASA a déclaré que la précision du lancement d’Ariane5 (dec 2022) avait dépassé toutes les exigences nécessaires pour mettre le télescope spatial JWST sur la bonne voie pour rejoindre son point de Lagrange. Concrètement, cela devrait permettre de doubler la durée de vie de l’observatoire.

[5]     Grâce à la précision du vol d’Ariane 5 (avril 2023), aucune correction de trajectoire post lancement n’est nécessaire pour la sonde européenne Juice (exploration des lunes glacées autour de Jupiter), ce qui permet, là aussi de prolonger la durée de vie de la mission.

[6]     Naval Group est le seul sous-marinier au monde proposant des sous-marins conventionnels à l’exportation, sans pouvoir s’appuyer sur des commandes nationales de sous-marins conventionnels.

[7]     « Le SNLE de 3ème génération : investissement stratégique et levier économique » (RDN n°832, été 2020)

[8]     Sources : Travaux de l’auteur sur la base de rapports officiels : DoD (2018), House of Commons, Projets de Loi de Finance successifs.


Questions de l’auditoire

  1. En quoi la filière dissuasion exerce-t-elle une influence différente dans le circuit économique que les autres dépenses publiques ?

Paul Hérault : Tout d’abord, la chaine de sous-traitance de la filière dissuasion est essentiellement nationale.  Ainsi, cette dépense publique ne va pas stimuler les importations. Ensuite, il s’agit de dépenses d’investissements et non de consommation. Les travaux de J. Malizard (Chaire Economie de défense – IHEDN) ont montré l’impact de ce type de dépenses. L’effet de la R&D dans le domaine de la défense est également très bénéfique. La R&D va permettre d’augmenter la productivité des entreprises qui engendre elle-même de la compétitivité pour le long terme. Toutes les dépenses ne sont donc pas comparables.

Yves Moreau : C’est en outre une dépense qui nécessite de la continuité. Si nous voulons pouvoir conserver ce qui fait le fondement de notre dissuasion nucléaire, nous avons besoin d’une continuité dans les financements, les capacités et les compétences industrielles.

  1. Quels sont les liens entre le nucléaire militaire et le nucléaire civil ?

Paul Hérault : Il y a tout d’abord des liens historiques, une genèse commune, entre le programme électronucléaire français et la propulsion navale, avec cette même volonté d’autonomie et d’ambition. Néanmoins, nous avons pu conserver dans la défense des compétences qui ont pu peut-être être un peu mises à mal par les effets de Stop and Go dans le civil.

Yves Moreau : La constitution même du CEA qui regroupe des activités civiles et militaires est également une illustration de la synergie existante entre les deux domaines.

  1. Quelle est la complémentarité, au niveau économique, entre les différentes composantes de la dissuasion, océanique et aéronautique ?

Yves Moreau : Il y a effectivement deux maitres d’œuvres différents pour ces composantes complémentaires mais il existe certaines synergies technologiques. ArianeGroup est ainsi associé à MBDA pour apporter certaines compétences dans le cadre des études sur le futur missile de la composante aéroportée.

Paul Hérault : De même, Naval group exploite ses compétences dans le domaine de la dissuasion tant sur le SNLE que sur le porte-avions, qui met en œuvre la composante nucléaire aéroportée.

  1. Y a-t-il des compétences orphelines (portées uniquement par vous) et quel est le poids de ces compétences orphelines dans vos activités ?

Yves Moreau : Concernant les compétences que nous utilisons, certaines peuvent avoir des résonances dans d’autres environnements. D’autres sont très pointues et spécifiques. Par ailleurs, notre domaine est un des seuls à réunir toutes ces compétences ensemble au profit d’un système. Il y a donc une compétence, la capacité à manager ce type de programme, qui est également assez spécifique. Nous pouvons rencontrer des difficultés à trouver ces compétences sur le marché mais globalement nous arrivons à les construire lors de nos parcours professionnels. L’autre spécificité est l’exigence de fiabilité et de très haute performance. Là encore, nous avons des politiques de montée et de transfert de ces compétences en interne.

Paul Hérault : Nous avons effectivement quelques compétences spécifiques de l’activité dissuasion. Ainsi, certains soudeurs sont spécialisés sur un type d’acier que l’on ne va retrouver que sur les SNLE. Il en va de même en ingénierie pour certaines expertises liées à des performances ou exigences spécifiques aux SNLE.

  1. La filière dissuasion a-t-elle des problèmes de financement en raison de la nature de son activité, notamment en raison des critères ESG ?

Yves Moreau : Notre filière est quand même très fortement financée par l’État. Cette problématique peut être un enjeu mais plus au niveau de certains de nos fournisseurs.

Paul Hérault : Naval Group n’a pas de souci particulier de financement direct car notre actionnariat est en grande partie public mais nos sous-traitants n’ont pas toujours un actionnariat stable et ils peuvent subir ces critères. En revanche, des entreprises cotées comme BAE au Royaume-Uni ont pu rencontrer des difficultés en ce domaine.

  1. Considérons une hypothèse fictive où la France n’aurait pas de dissuasion, quel devrait être le niveau de dépense de défense pour garantir un niveau de sécurité identique à notre nation ?

Yves Moreau : Nous ne pouvons pas répondre à cette question. Il ne s’agit pas d’une question industrielle mais d’une question stratégique sui n’est pas de notre ressort.

Paul Hérault : Comme ont pu le souligner plusieurs stratèges et responsables militaires, la dissuasion nucléaire exploite un rapport à l’incertitude qui serait très différent dans le cas d’une hypothétique dissuasion conventionnelle. Une dissuasion nucléaire permanente et crédible expose un éventuel agresseur à l’incertitude quant au seuil de déclenchement mais à la certitude de dommages inacceptables. A contrario, l’armement conventionnel transfèrerait l’incertitude du côté de l’agressé qui ne peut jamais être complètement certain d’être suffisamment armé et crédible pour dissuader un adversaire. Le potentiel agressé serait en permanence exposé à une erreur de calcul de son agresseur quant aux capacités de riposte et leur ampleur.

  1. Dans un monde de quasi-plein-emploi pour l’industrie de défense comment attirer les jeunes en dehors de celles et ceux qui sont déjà acquis à la cause ?

Yves Moreau : Nous communiquons sur nos activités, nous montrons les passerelles entre les domaines de la dissuasion et des lanceurs civils et nous expliquons en quoi nous contribuons à l’autonomie stratégique. Aujourd’hui, nous arrivons à alimenter la filière même si depuis un ou deux ans, nous avons des tensions sur les ressources humaines, mais c’est le cas dans tout le secteur de la défense. Par ailleurs, une surreprésentation des hommes existe, comme dans tous les autres domaines d’activité technologique. Nous mettons en place des actions pour faire évoluer cette situation.

Paul Hérault : Nous avons des actions en faveur de la diversification des profils, de l’emploi des femmes, et à destination des jeunes (plus de 400 alternants par an chez Naval Group), ainsi que des formations à la reconversion. Plus largement, des actions du ministère des Armées sont entreprises (Fabrique défense) et des passerelles mises en place pour attirer vers cette industrie.

  1. A quel niveau technique et technologique se situe la France par rapport aux autres puissances nucléaires dans le domaine de la dissuasion ?

Paul Hérault : Les données sur les autres puissances sont rares et il reste difficile de comparer précisément les performances avec des sources ouvertes. En revanche, on peut dire que depuis plus de 50 ans notre dissuasion océanique fonctionne, avec des patrouilles opérationnelles garantissant la permanence de la posture de manière autonome et au meilleur niveau.

Yves Moreau : Nous faisons régulièrement des démonstrations de notre capacité lors d’entrainement (avec des missiles sans tête nucléaire) et les succès montrent les niveaux de performance de nos systèmes. De plus, les autres nations peuvent constater que notre dispositif fonctionne. La meilleure performance est la crédibilité de notre dispositif de dissuasion.

  1. Pensez-vous que l’obligation de constitution de stocks, inscrite dans la nouvelle LPM à destination des industriels, va affecter de manière significative vos activités, notamment à l’exportation ?

Paul Hérault : Les programmes navals durent plusieurs années avec des cycles longs et des approvisionnements à long délais qui sont anticipés. Concernant nos exportations, cela n’a pas de conséquence et nous arrivons très bien à répondre aux deux demandes.

  1. Les données budgétaires sur la défense et encore plus dans la dissuasion sont difficiles à trouver et, lorsqu’elles sont disponibles, il n’y a pas de comptabilité analytique qui permet de mesurer, dans le temps, le coût de la dissuasion. Pourquoi ne pas transmettre au plus grand nombre ces données comme c’est le cas aux États-Unis ?

Paul Hérault : Effectivement, les données américaines sont extrêmement précises, détaillées par sous-marin. En revanche, les Britanniques donnent beaucoup moins d’informations que les Français. En France, nous sommes donc entre ces deux modèles et il y a d’ores et déjà beaucoup d’informations disponibles, notamment dans les projets de loi de finance présentés au Parlement.

  1. Existe-t-il une structure capitalistique idéale entre marché de souveraineté et proximité au marché civil ? Dans le premier cas, on imagine un modèle d’arsenal qui serait le plus adapté alors que dans le second on imaginerait un modèle d’entreprise cotée ?

Yves Moreau : En tant qu’industriels de la dissuasion, nous sommes les héritiers de structures de type « Arsenal », dont nous ne devons pas avoir honte, dans la mesure où notre capacité industrielle est mise en œuvre au service de la souveraineté nationale, et repose sur une implication extraordinaire (au sens propre) de nos équipes.  Par ailleurs, nous sommes également confrontés à des éléments stimulants (marchés civils ou export) qui nous amènent à conjuguer cet enjeu de souveraineté avec une efficience économique et industrielle. C’est un bon équilibre qui nous oblige à nous transformer et nous améliorer, sans perdre nos valeurs.

Paul Hérault : Il n’y a pas d’un côté la souveraineté associée à l’Arsenal et de l’autre, l’activité civile ou export associée à l’actionnariat privé. On peut tout à fait garantir la souveraineté en dehors d’un modèle d’Arsenal, par le contrôle des centres de décision, de la propriété intellectuelle, la nationalité de l’actionnariat ou la localisation de la recherche et de la production. Pour garder notre souveraineté dans la dissuasion, nous avons aussi besoin d’ouverture et d’échanges avec des partenaires technologiques et industriels aussi bien publiques que privés.

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