Autonomie stratégique : Comment appréhender la dimension technologique ?

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Par François-Xavier Meunier, chercheur à la Chaire Économie de Défense – IHEDN

La crise du Covid-19 met en évidence le manque d’autonomie des États dans la production de certains biens essentiels du domaine médical, et nous l’avons mesuré à très court terme avec une pénurie de masques, de respirateurs et de certains médicaments. Ce même enjeu existe pour la production de connaissances nouvelles, ce qui peut, à plus long terme, constituer un risque et une opportunité pour les capacités d’innovation technologique d’un pays. Au cours des processus d’innovation, des dépendances et interdépendances se nouent entre pays et ces dernières sont difficiles à mesurer. Elles se matérialisent au travers de flux de connaissances qui construisent des réseaux dont la complexité dépend notamment de la diversité des acteurs qui agissent en leur sein : universités, centres de recherche, entreprise, pouvoirs publics, etc. Comprendre le processus de diffusion des connaissances au sein de ces réseaux est essentiel pour connaitre les capacités d’innovation technologique d’un pays.

Dans le domaine de la défense, la position relative d’un pays au sein des réseaux d’innovation fait l’objet d’une attention particulière. En France, l’autonomie stratégique prônée par l’État repose en partie sur cette attention. La puissance technologique d’un État est un élément central de cette autonomie stratégique (Versailles et al., 2003). Elle se compose non seulement de sa faculté à faire seul, mais aussi, dans une perspective proche des travaux de Aron (1962), de sa capacité à imposer ses orientations technologiques aux autres en prenant une place centrale au sein du réseau d’innovation. Autrement dit, en termes de technologies, l’autonomie stratégique d’un pays dépend de sa capacité à innover seul et de sa capacité à influencer par la suite les processus d’innovation afin d’orienter les développements à l’extérieur du pays dans une direction qui lui convient.

Il s’agit ici de présenter une première approche permettant d’appréhender la dimension technologique de l’autonomie stratégique. Cette première étude est menée avec les outils de GraphMyTech à partir de données de brevets. Si l’innovation non breveté est fréquente dans ce domaine, les entreprises de défense déposent de plus en plus de brevets, notamment les plus grandes qui sont celles qui sont prises en compte dans cette étude. Il ne peut néanmoins s’agir que d’une première étape appelée à être enrichie par d’autres données publiques telles que les publications scientifiques, ou de données plus hétérogènes et confidentielles issues de bases d’entreprises ou des pouvoirs publics (par exemple de la DGA).

En utilisant la même méthode que celle présentée par Lebert et Meunier (2017) il est possible de mesurer, à l’échelle nationale, cet équilibre entre autarcie et interdépendance dans l’innovation de défense. Ces mesures constituent alors un moyen de classer, d’un point de vue technologique, les pays selon leur niveau d’autonomie stratégique.

La méthode que nous retenons pour cela repose sur une analyse matricielle des flux de connaissances technologiques à partir des données de citations de brevets reliant une connaissance antérieure (brevet cité) à une connaissance ultérieure (brevet citant). Trois indicateurs sont appliqués sur ces matrices, révélant chacun des scores permettant le classement :

  1. Les scores d’« introversion » révèlent la force des interdépendances entre les territoires qui composent un pays dans les processus d’innovation technologique. Ils s’interprètent comme une mesure de l’autarcie technologique du pays.
  2. Les scores d’« extraversion » renseignent quant à eux sur le niveau des interdépendances entre les territoires du pays et le reste du monde. Cet indicateur constitue une bonne mesure de l’intégration du pays au réseau international d’innovation. Un pays possédant un score d’extraversion élevé est en mesure d’influencer les développements technologiques de défense à l’échelle mondiale car les autres pays ont besoin de sa production technologique pour innover et réciproquement.
  3. Les scores de « cohésion » agrègent les deux scores précédents ; elle constitue un indicateur synthétique d’autonomie stratégique en termes de technologies.

La construction des matrices de flux technologiques repose ici sur l’exploitation de quatre bases de données :

  • PATSTAT (OEB, version février 2018) : contient les informations sur les citations de brevets et regroupe les brevets par « familles », i.e. par inventions uniques.
  • REGPAT (OCDE, version février 2016) : contient l’adresse du déposant du brevet et les assigne selon les nomenclatures à des territoires NUTS (Nomenclature d’Unités Territoriales Statistiques) et TL (Territorial Level).
  • COR&DIP (OCDE et CE, version 2015) : contient les portefeuilles de brevets des 2 000 groupes les plus innovants au monde (90% de la dépense R&D mondiale).
  • SIPRI Arms Industry Database (Version 2013) : Il existe 61 groupes « défense » qui appartiennent à la fois à la base COR&DIP et à la base SIPRI. Ce sont ces 61 groupes et leurs portefeuilles de brevets qui servent à l’analyse empirique.

Si notre échantillon d’entreprises n’est pas exhaustif par pays, à l’échelle mondiale, elles représentent la majorité du chiffre d’affaires et de la R&D réalisée dans la défense. Leur étude constitue donc une première étape intéressante. Le tableau 1 présente les principaux obtenus pour les années 2010 à 2012 sur le réseau des flux de connaissances entre territoires au sein de l’office européen des brevets. Pour les trois indicateurs, les scores révèlent les hiérarchies suivantes.

Tableau : Résultats des indicateurs pour les dix premiers pays

 IntroversionExtraversionCohésion
RangPaysPaysPays
1Etats-UnisEtats-UnisEtats-Unis
2AllemagneLuxembourgAllemagne
3Royaume-UniAllemagneRoyaume-Uni
4DanemarkRoyaume-UniFrance
5BelgiqueFranceBelgique
6FranceBelgiqueDanemark
7ItalieItalieLuxembourg
8AutricheFinlandeItalie
9SuèdeDanemarkFinlande
10ChineJaponAutriche

La cohésion synthétise les deux dimensions de l’autonomie stratégique. Elle indique un quatuor de tête composé des États-Unis, de l’Allemagne, du Royaume-Uni et de la France. Au premier regard, dans cette hiérarchie des puissances, la position de l’Allemagne est la plus surprenante. Cette position peut notamment s’expliquer par sa capacité industrielle, globalement supérieure à celle des autres pays européens, tout comme ses dépenses en R&D vis-à-vis des autres grands pays industrialisés (à l’exception du Japon dont l’effort est comparable), et par la nature de l’échantillon étudié. En effet, cette étude se concentre sur les plus grandes entreprises innovantes en termes de budget de R&D ce qui inclut pour l’Allemagne quatre entreprises, c’est-à-dire autant que pour la France. Bien que les activités de R&D de ces groupes ne se déroulent pas exclusivement en Allemagne, cela lui confère a priori un poids similaire à celui de la France. Cette première analyse ne permet pas de prendre en compte toute la base industrielle et technologique de défense (BITD) des pays étudiés, ce qui modifierait certainement la position de l’Allemagne.

Ces travaux exploratoires sur l’autonomie stratégique sur des bases technologiques reposent sur une méthode originale pour mesurer l’interdépendance entre les territoires dans l’innovation de défense au sein du pays et au niveau international. Cette méthode permet d’évaluer les deux composantes de cette autonomie stratégique que sont la capacité à innover seul et la capacité à influencer les trajectoires technologiques à l’échelle mondiale. Intégrer d’autre données, notamment celles détenues par les pouvoirs publics, permettrait d’enrichir l’analyse et éventuellement de monitorer la composante technologique de l’autonomie stratégique d’un pays. De plus, ce type d’analyse peut se transposer à d’autres domaines et ainsi largement dépasser la seule question défense et devenir un outil d’évaluation de la souveraineté technologique de la France ou plus largement de l’Europe. En détaillant par domaine technique, par acteur ou encore par territoire, cette évaluation peut ensuite servir de support à l’élaboration et l’audit d’une politique publique de Recherche et Développement.

Aron R. (1962), Guerre et paix entre les nations, Calmann-Levy, Paris.

Lebert D., Meunier F.-X. (2017), Introverted or extroverted? Profiles of regional technological interconnectedness in Europe, 92nd Annual Conference of the Western Economic Association International, juin, San Diego (CA).

Versailles D.W., Mérindol V., Cardot P. (2003), La recherche et la technologie, enjeux de puissance, Economica, Paris.

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